Nous tirons toujours profit des Ă©crits du sociologue et historien Richard Sennett. Ils nous donnent une longueur d’avance sur ce qui nous attend. Son dernier livre ne fait pas exception.
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Dans son livre probablement le plus cĂ©lèbre de France, « Le travail sans qualitĂ©s » (Albin Michel, 2000) Richard Sennett a dĂ©jĂ soulignĂ© les effets nĂ©fastes du « travail jetable » et ce qui deviendrait la dĂ©cennie de la prĂ©carisation du travail. Dans « La culture du nouveau capitalisme » (Albin Michel, 2007), publiĂ© en 2006 aux Etats-Unis, deux ans avant la chute de Lehman Brothers et ce qui allait suivre, il nous a alertĂ© sur les consĂ©quences de l’invasion de la sphère sociale par les normes de la finance. Enfin, dans « Ce qui sait la main — La culture de l’artisanat » (Albin Michel, 2010), il a fait une forte critique taylorisme et les effets nĂ©gatifs de la sĂ©paration de la tĂŞte et de la main, la conception et l’exĂ©cution tâches.
« Ensemble — Pour une éthique de coopération », publié en 2014, toujours à Albin Michel, est la continuation de ce fil qui ne lâche jamais le thème du travail mais permet de multiples incursions.
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Plan de l'article
Quelques irritations d’entraĂ®nement
DĂ©barrassez-nous d’abord des quelques irritants, qui accompagnent la lecture de ce livre. Oui, c’est touffu (384 pages), oui, il est rempli de allers-retours, de pièges et de pirouettes. Sennett confirme qu’il est plus Ă l’aise dans le rĂ´le du semeur que dans celui du laboueur. Mais ce jeu vaut la bougie, parce que le contrepartie est l’une des pensĂ©es les plus holistiques que nous pouvons trouver sur le monde du travail.
Sennett, bien sĂ»r, nous parle en tant que sociologue et historien, mais il fait aussi appel Ă l’Ă©conomie, Ă la philosophie, Ă l’anthropologie, Ă la psychanalyse, aux sciences politiques et mĂŞme Ă la peinture et Ă la musique (son expĂ©rience comme un violoncelliste est mis au service de la coopĂ©ration). Il ne manque mĂŞme pas la section « gens » parce qu’au tournant d’un paragraphe, nous apprenons qu’il est le mari de Saskia Sassen, l’auteur de « The Global City »… qui met en Ă©vidence les capacitĂ©s d’attraction de l’urbanisme. Au dĂ©but un peu dĂ©routant, l’approche systĂ©mique de ce dilettante savant finit par sĂ©duire : nous le suivons volontiers dans ses grands pas.
Coopération : indispensable mais évitée
Pour Sennett, « notre sociĂ©tĂ© moderne n’honore pas le « bien » comme il se doit. Il touche ici un domaine sensible de notre maison, le français, Ă un moment oĂą l’on constate que seulement 23% des salariĂ©s en France se sentent valorisĂ©s au travail, contre 56% en Allemagne. La France est Ă la moitiĂ© de la moyenne europĂ©enne, qui est de 42 %, et loin derrière les cultures aussi diffĂ©rentes que celles de la Grande-Bretagne (38 %) ou des Pays-Bas, 50 %.
« Notre sociĂ©tĂ© moderne n’honore pas le « bien fait » comme devrait. »
La coopĂ©ration est « le fondement du dĂ©veloppement humain » ; elle est mĂŞme « enchâssĂ©e dans nos gènes ». Sennett fait partie d’un important flux d’anthropologie du travail, qui considère que le travail et la coopĂ©ration sont indissociables. Pour ma part, je prĂ©tends que si votre travail n’implique aucune coopĂ©ration, aucune attention accordĂ©e Ă ce qui vient avant ce que vous faites et ce qui viendra après, alors vous ne travaillez pas ; vous faites simplement une tâche.
L’homme au travail cherche naturellement la coopĂ©ration parce qu’elle permet Ă chacun d’apporter une part de ses richesses Ă la communautĂ© et de profiter des forces de la communautĂ©. « Nous coopĂ©rons pour accomplir ce que nous ne pouvons pas faire seuls », dit Sennett. C’est aussi la base de sa dĂ©finition : « La coopĂ©ration peut ĂŞtre dĂ©finie Ă boire comme un Ă©change au cours duquel les participants profitent de la rĂ©union ». Cependant, ce n’est pas une relation facile et harmonieuse parce que la coopĂ©ration consiste à « relier les individus qui ont des intĂ©rĂŞts diffĂ©rents, voire contradictoires, dans de bonnes dispositions les uns envers les autres, qui sont dans une relation d’inĂ©galitĂ©, ou qui ne se comprennent tout simplement pas ».
Tout comme Yves Clot montre que la qualitĂ© du travail est « empĂŞchĂ©e » par l’organisation, dernière entrave l’Ă©clatement de la coopĂ©ration. Le dĂ©fi des DH et des Directions RSE (ResponsabilitĂ© Sociale des Entreprises) est donc de rĂ©soudre cette crise de coopĂ©ration, en suivant par exemple quelques pistes que je suggère (voir : « Travailler ensemble : pour une intelligence de coopĂ©ration »).
La division du travail, nous dit Sennett, est essentiellement non coopĂ©rative et place les hommes et les Ă©quipes en isolement ou en compĂ©tition. As-tu dit concurrence, le mot maudit ? Pas du tout. Sennett ne se dĂ©lecte pas de la condamnation facile, mais il s’intĂ©resse Ă la dialectique entre coopĂ©ration et concurrence. « Toute personne qui a fait du sport d’Ă©quipe, a contractĂ© ou Ă©levĂ© un nid d’enfants sait que la coopĂ©ration mutuelle et la concurrence peuvent aller de pair. » Mais le monde du travail a dĂ©rivĂ© vers une hypertrophie de la concurrence, qui dĂ©vore toute coopĂ©ration de vitesse. L’intĂ©rĂŞt de l’approche de Sennett est dans cette recherche de voies d’un nouvel Ă©quilibre. Le livre ne rĂ©pond pas formellement, mais trace des pistes fructueuses.
Le spectre de l’Ă©change : une grille de lecture utile
L’une de ces pistes poursuit en examinant « les Ă©changes que tous les animaux sociaux engagent, couvrent tout un Ă©ventail de comportements, de l’altruisme Ă la concurrence fĂ©roce ». Sennett divise le spectre des Ă©changes en cinq segments :
- Ă©change altruiste, qui implique l’altruisme ;
- l’Ă©change gagnant-gagnant, qui profite aux deux parties ;
- les échanges différenciés, dans lesquels les deux parties prennent conscience de leurs divergences ;
- l’Ă©change Ă somme nulle lorsque une partie l’emporte aux dĂ©pens de l’autre ;
- Ă©change oĂą le gagnant prend tout, oĂą une partie Ă©crase l’autre.
Et il affirme que « l’Ă©quilibre entre la coopĂ©ration et la concurrence n’est nulle part meilleur et plus clair qu’au milieu du spectre ». Il veut en fait donner la prioritĂ© aux gagnant-gagnant (vision du marchĂ© par Adam Smith : tout le monde a quelque chose Ă gagner) et Ă diffĂ©rencier l’Ă©change.
« L’Ă©quilibre entre coopĂ©ration et concurrence n’est nulle part meilleur et plus clair qu’au milieu du spectre. »
Ce dernier est quelque peu Ă©nigmatique et nĂ©cessite quelques Ă©claircissements. L’Ă©change diffĂ©renciateur est mis en Ĺ“uvre par les chimpanzĂ©s, qui marquent leur territoire et ajustent leurs limites en fonction des rĂ©actions des autres, dans le but de minimiser la concurrence agressive. » Chez les hommes, on le trouve dans les rencontres entre des Ă©trangers qui, par la discussion, font un inventaire de diffĂ©rences, Ă©tablir un contact qui est aussi un stimulant pour la comprĂ©hension de soi ». L’Ă©change diffĂ©renciĂ© est le domaine du dialogue, organisĂ© par nos ancĂŞtres par des cafĂ©s et des pubs, qui encouragent les Ă©trangers Ă parler les uns aux autres ou Ă travers des rituels, qui rĂ©gissent la journĂ©e de travail dans les ateliers du Moyen Age et des entreprises. Sennett admet que ce type d’Ă©change est très proche du gagnant-gagnant, sans rĂ©ussir Ă tracer une frontière.
Cette classification en cinq degrĂ©s n’est pas Ă©trangère Ă la RSE, qui s’Ă©panouit Ă©galement dans les segments 2 et 3 tout en respectant les parties prenantes et l’Ă©quilibre des relations. D’autre part, Sennett examine de près les projets qui se dĂ©roulent dans les segments 4 et 5. C’est le cas, par exemple, des restructurations oĂą elles ne respectent pas les impacts humains ou sont menĂ©es d’abord et avant tout pour capter une part dominante de la valeur crĂ©Ă©e. En tuant toute possibilitĂ© de coopĂ©ration, ils se tournent contre leur initiateur. Il l’illustre dans « Work Without Qualifications » : « Au dĂ©but des annĂ©es 1990, l’AMA (American Management Association) et Wyatt Companies ont Ă©tudiĂ© des entreprises qui avaient effectuĂ© de graves opĂ©rations de dĂ©graissage. L’AMA a constatĂ© que les compressions rĂ©pĂ©tĂ©es de personnel entraĂ®nent « une baisse des bĂ©nĂ©fices et une baisse de la productivitĂ© du travail ». De mĂŞme, l’Ă©tude de Wyatt a conclu que « moins de la moitiĂ© des entreprises ont atteint leurs objectifs de rĂ©duction des coĂ»ts ; moins d’un tiers ont amĂ©liorĂ© leur rentabilité » et moins d’un quart ont augmentĂ© leur productivité ».
Responsabilité de la direction
Nous comprenons alors que la direction (dont Sennett ne nous dit rien en tant que telle) a une responsabilité majeure, de fournir un environnement de travail qui facilite cette dialectique entre concurrence et coopération. Je suis convaincu que les entreprises de demain, irriguées par la vague numérique, apprécieront fortement cette compétence managériale de la capacité à créer des environnements de travail propices à la coopération et à la qualité de vie au travail (voir : « Approches QVT : la nécessaire refondation du rôle du gestionnaire local »).
Ce besoin de coopération est souvent motivé, dans les entreprises, par
- La gestion de la RSE, parce que la responsabilité sociale ne peut prospérer sans transcender les silos organisationnels et
- La DRH, parce que la performance des « ressources humaines » ne peut plus se limiter Ă celle d’une collection d’individus ; elle est de plus en plus collective (voir : « Sommes-nous tous capitalisants humains ?  »).
Il y a donc, bien sĂ»r, une rĂ©flexion sur l’organisation et les processus (par exemple l’Ă©valuation et la reconnaissance) mais aussi sur la sociabilitĂ©. Par exemple, Sennett met l’accent sur « les moments ritualisĂ©s qui cĂ©lèbrent les diffĂ©rences entre les membres d’une communautĂ©, qui affirment la valeur distinctive de chacun, peuvent rĂ©duire l’acide de l’envieux comparer et promouvoir la coopĂ©ration. »
En passant, je mets au dĂ©fi la mode actuelle de nos Ă©diteurs de nous libĂ©rer immodestement du titre original des Ĺ“uvres qu’ils publient, une pratique du cinĂ©ma importĂ©e. Ce n’est certainement pas un hasard si Sennett a voulu incorporer la sainte trinitĂ© des solutions pour la coopĂ©ration : rituels, plaisir et politique dans son titre (« Ensemble — Rituels, plaisirs et politiques de coopĂ©ration »). Pourquoi avoir choisi, pour la version française, de niveler ces reliefs par ce mot valise dĂ©sincarnĂ©e d’ « éthique » ?
Sennett favorise les relations informelles au travail et le respect professionnel, de sorte que pour lui un gestionnaire est nĂ©cessairement « hors rang » ou, en tout cas, exerçant le mĂ©tier. « Les discussions informelles peuvent devenir des rituels contraignants… Ils peuvent sembler triviaux, comme quand il s’agit de graisser une machine. Mais si un atelier est organisĂ© pour que les Ă©changes de cette espèce soient rĂ©gulière, les personnes concernĂ©es se connaissent prises au sĂ©rieux. (…) C’Ă©tait le cas lorsque, pendant la pause-cafĂ©, les contremaĂ®tres et les machinistes ont discutĂ© des marques de lubrifiants industriels, d’Ă©tanchĂ©itĂ© ou de protections les mieux utilisĂ©es pour les machines. LĂ aussi, les contremaĂ®tres qui Ă©coutaient et prenaient des notes ont acquis leur autoritĂ©. »
CrĂ©er des environnements de travail propices Ă la coopĂ©ration et Ă la qualitĂ© de la vie au travail Sennett n’aborde pas vraiment la question de la gestion, alors que celle-ci, l’organisateur du travail collectif, est directement exposĂ©e aux risques mis en Ă©vidence. Par exemple, en Ă©largissant les rĂ©flexions Ă©voquĂ©es dans l’un de ses livres prĂ©cĂ©dents, « La culture du nouveau capitalisme », Sennett souligne les Ă©volutions nĂ©gatives dans le spectre des Ă©changes prĂ©sentĂ©s ci-dessus : « La rĂ©cente explosion des inĂ©galitĂ©s est le signe d’un changement de concurrence Ă somme nulle vers l’extrĂŞme de la le capitalisme devient un grand prĂ©dateur ». Les architectes des « business models » de startups ne nieront pas cette affirmation, qui rappelle le « gagnant-takes-all » cher Ă Microsoft, Google et d’autres gĂ©ants numĂ©riques. Plus gĂ©nĂ©ralement, lorsque les inĂ©galitĂ©s gonflent, la dissimilaritĂ© prĂ©vaut, les salariĂ©s ne se sentent plus incitĂ©s Ă coopĂ©rer, Ă tisser des liens et Ă crĂ©er le bien commun : « nous perdons la compĂ©tence de la coopĂ©ration nĂ©cessaire au fonctionnement d’une sociĂ©tĂ© complexe ».
Cette notion de complexitĂ© me semble fondamentale. Je vois son essor dans la littĂ©rature managĂ©riale amĂ©ricaine, en particulier dans les consultants en stratĂ©gie. Par exemple, l’Institute for Business Value d’IBM mesure aux dirigeants du monde entier ce qu’ils appellent « écart de complexité ». Ceci est le rĂ©sultat de la diffĂ©rence entre la proportion de cadres des grandes entreprises qui s’attendent Ă une augmentation significative de la complexitĂ© (79 %) et ceux qui se sentent prĂŞts Ă y faire face (seulement 49 %, soit un « écart de complexité » de 30 points). Ils constatent que ce fossĂ© continue de se creuser et atteint sans prĂ©cĂ©dent niveaux.
Je le vois comme un signe concret de la crise de coopĂ©ration signalĂ©e par Sennett. Les problèmes des clients sont de plus en plus complexes, de sorte qu’une solution ne peut ĂŞtre apportĂ©e que par la coopĂ©ration des individus, l’hybridation du savoir-faire, l’Ă©change collectif. L’augmentation du « fossĂ© de complexité » reflète l’incapacitĂ© de la direction Ă crĂ©er les conditions d’une coopĂ©ration efficace. De notre cĂ´tĂ© de l’Atlantique, c’est probablement Edgar Morin qui la perçoit le mieux : « La solidaritĂ© vĂ©cue est la seule chose qui permet une complexitĂ© accrue. Enfin, les rĂ©seaux informels, la rĂ©sistance collaboratrice, les autonomies et les troubles sont les ingrĂ©dients nĂ©cessaires Ă la vitalitĂ© des entreprises ».
Dans cet esprit, Sennett propose un angle d’analyse qui ravira ceux qui s’intĂ©ressent aux relations industrielles, le triangle social. Il est difficile de rĂ©sumer en quelques lignes cette approche, construite par Sennett puis « un jeune sociologue dans les annĂ©es 1970 Ă Boston, en interrogeant les familles blanches amĂ©ricaines de la classe ouvrière ». Les relations informelles entre ouvriers « se composaient de trois Ă©lĂ©ments formant un triangle social. D’un cĂ´tĂ©, les travailleurs ont fait preuve d’un respect rĂ©ticent aux bons patrons, qui Ă leur tour respectaient Ă contrecĹ“ur les employĂ©s fiables. D’autre part, les travailleurs parlaient librement de problèmes mutuels importants et, au travail, couvraient leurs collègues qui avaient des inquiĂ©tudes — gueule de bois ou divorce. Le troisième aspect Ă©tait celui des personnes au travail, des heures supplĂ©mentaires ou du travail d’autrui, alors que quelque chose clochait dans l’atelier. Les trois cĂ´tĂ©s du triangle social ont Ă©tĂ© acquis l’autoritĂ©, le respect mutuel et la coopĂ©ration lors d’une crise. »
Et Sennett conclut : « Que ce soit Ă l’usine ou au bureau, un triangle social de ce type ne transforme pas le travail en Paradis, mais il fonctionne autrement qu’une expĂ©rience sans âme ; il contrebalance l’isolement formel. Ce genre du triangle social crĂ©e la civilitĂ© dans un atelier ; une civilitĂ© entre ouvriers et patrons ». Nous trouvons ici l’acuitĂ© du regard du sociologue du travail, qui fait tout l’intĂ©rĂŞt de l’approche de Sennett. Et nous pensons que de nombreuses entreprises, au lieu d’enchaĂ®ner des « questionnaires de stress », des « diagnostics psychosociaux des risques » et maintenant les « baromètres d’engagement », seraient mieux pour assurer la qualitĂ© de leur triangle social !
L’avenir du syndicalisme : rĂ©habilitation du travail
J’aimais Sennett mettre en scène un personnage, Robert Owen, presque inconnu en France alors qu’il Ă©tait l’un des fondateurs du mouvement coopĂ©ratif et plus largement de la social-dĂ©mocratie britannique puis europĂ©enne. En 1817, il lance le slogan : « 8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de sommeil », qui devint plus tard le slogan de la 1ère Internationale et du mouvement ouvrier français. Contrairement aux penseurs du socialisme France, Owen Ă©tait entrepreneur. Il voulait faire la rĂ©volution d’abord dans son entreprise. A cette Ă©poque, et de ce cĂ´tĂ© de la Manche, les socialistes n’avaient pas besoin de courir les enjeux pour proclamer leur amour pour l’entreprise. Ils Ă©taient des entrepreneurs.
En 1844, Owen formula une série de principes, les Principes de Rochdale, qui serviront de point de ralliement pour une partie importante de la gauche européenne. Sennett rappelle ces principes, qui sont six :
- porte ouverte Ă tous (Ă©galitĂ© d’emploi) ;
- un homme, une seule voix (démocratie sur le lieu de travail) ;
- rĂ©partition de l’excĂ©dent commercial (participation aux bĂ©nĂ©fices) ;
- négoce de trésorerie (il détestait la « dette abstraite » et aurait évité la carte de crédit moderne) ;
- la neutralité politique et religieuse (et donc la tolérance des différences au travail) ;
- promotion de l’Ă©ducation (formation professionnelle liĂ©e Ă l’emploi).
On peut suivre Sennett quand il affirme que « la version owĂ©nienne du socialisme qui est construite Ă la base, dans l’atelier, est devenue un texte fondateur de la social-dĂ©mocratie ». Mais le mouvement syndical en tirera -t-il la sève d’un renouveau ? C’est plus difficile Ă croire mĂŞme si, en effet, « lorsque nous pensons aux droits du travail de nos jours, nous revenons gĂ©nĂ©ralement Ă l’un ou l’autre de ces principes ».
Une autre approche proposĂ©e par Sennett au mouvement syndical rĂ©side dans la rĂ©habilitation du travail, conformĂ©ment aux observations prĂ©sentĂ©es par « Ce qui sait la main ». Il n’y a pas de coopĂ©ration sans identitĂ© professionnelle partagĂ©e, explique-t-il, sans respect pour le beau travail. Dans un entretien avec le quotidien « LibĂ©ration », il a dĂ©clarĂ© Ă CĂ©cile Daumas que pour appliquer rĂ©ellement cette notion de coopĂ©ration, « l’une des prioritĂ©s serait de repenser le rĂ´le des organes intermĂ©diaires, notamment celui des syndicats. DĂ©bureaucratiser ces et Ă©largir leur rĂ´le au – delĂ des aspects purement quantitatifs : ils pourraient travailler davantage sur la santĂ©, le bien – ĂŞtre et, surtout, la reconnaissance par les entreprises de la qualitĂ© du travail accompli. Il s’agirait alors de crĂ©er des structures rĂ©silientes et de crĂ©er des relations sociales ». A en juger par les rĂ©actions de plusieurs organisations syndicales qui reprennent le thème du travail pour forger une lĂ©gitimitĂ© plus forte, il semble que Sennett ait Ă©tĂ© entendu (voir : « Oui, les syndicats sont utiles !  »).
Sur la base de cette constatation, il reste Ă convaincre les syndicats et les organisations patronales de s’engager plus rĂ©solument sur la voie prometteuse de l’expression directe des salariĂ©s au travail (voir : « Expression des salariĂ©s au travail : 7 bonnes pratiques pour la rĂ©ussite »).
Constatation Encore une fois, Sennett arrive au bon moment. Ce qu’il nous invite Ă construire n’est rien de moins qu’une intelligence de coopĂ©ration, c’est-Ă -dire un travail un environnement conçu pour crĂ©er les conditions de coopĂ©ration au sein des organisations et un mode de gestion qui valorise les compĂ©tences de la coopĂ©ration. Ces derniers sont l’empathie, la capacitĂ© de crĂ©er un climat bienveillant et confiant, d’Ă©couter, d’engager le dialogue, de nĂ©gocier, d’inspirer et de faire le dĂ©sir d’atteindre des objectifs ensemble. Cette approche de la coopĂ©ration implique la recherche d’un succès partagĂ©, la symĂ©trie des contributions, les rituels de collaboration. Nous n’imaginons probablement pas le potentiel de crĂ©ativitĂ©, d’innovation et de dĂ©veloppement que cette intelligence de coopĂ©ration pourrait offrir Ă nos organisations…
M artin R ICHER, Consultant en ResponsabilitĂ© Sociale d’Entreprise
M gestion & R LUI-MĂŠME
Pour aller plus loin  :
Une bibliographie sélective de Richard Sennett :
- « Ensemble — Les rituels, les plaisirs et la politique de coopération », Yale University Press, 2012 (« Ensemble — Pour une éthique de coopération », Albin Michel, janvier 2014)
- « L’artisan », Allen Lane, 2008 (« Ce que la main sait — La culture de l’artisanat », Albin Michel, 2010)
Ces deux dernières Ĺ“uvres font partie d’une trilogie dĂ©diĂ©e Ă l’ « Homo faber », qui se terminera en un troisième volume sur la façon dont ces deux « savoir-faire » — geste artisanal et coopĂ©ration — pourraient se combiner pour concevoir la ville de demain…
- « La culture du nouveau capitalisme », Yale University Press, 2006 (« La culture du nouveau capitalisme », Albin Michel, 2007)
- « La corrosion du caractère — Les conséquences personnelles du travail dans le nouveau capitalisme », Norton, 1998 conséquences humaines de flexibilité », Albin Michel, 2000)
Cet article a été publié au préalable dans Métis sous le titre « Travailler ensemble : ce que Richard Sennett nous dit ».
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Source : Étude ADP sur l’Ă©volution du travail 2.0, publiĂ©e en septembre 2017.
Voir Yves Clot, « Work at Heart — End Psychosocial Risks », « Découverte », mai 2010
Richard Sennett, « Travail sans qualités », Albin Michel, 2000
Edgar Morin, « Introduction à la pensée complexe », Editeur du FSE, 1990
« Libération » du 31 janvier 2014